Le Mont-Tendre : Une montagne mythique
Le Mont Tendre: une montagne mythique
!
"On ne sait
qui l'a fait le Jura. Ce devait être un homme raisonnable qui n'aimait pas les
excentricités. Le Jura, on peut y aller sans savoir l'anglais. Le Mont-Tendre,
ça sent l'herbe, le bon coin où l'on peut s'asseoir sans avoir de précipice
au-dessous de soi."
Cette citation
tirée d'un journal régional des années 1920 situe bien l'ambiance de ce coin du
Jura apprécié loin à la ronde et que ce petit texte, composé sur la base
d'extraits d'articles parus dans la riche presse vaudois vise à faire revivre.
Un lieu
parcouru et exploité de tout temps
La région du
Mont-Tendre composée de pâturages, le plus souvent boisés, a été occupé par les
bergers et leurs troupeaux depuis de nombreux siècles. Les premières mentions évoquent
des rassemblements à l'occasion de fêtes pastorales souvent bien arrosées à tel
point que le gouverneur de cette époque (représentant le seigneur de Montricher,
à la fin du 17ème siècle) décida de les
interdire. Elles reprirent pourtant de plus belle et permettaient aux jeunes
gens de s'affronter par des passes de lutte, des concours de saut et de jets de
pierre. Un lieu dénommé "Crêt des Danses", situé sous le sommet, est
probablement en lien avec ces réjouissances!
Les alpages du
Mont-Tendre connaissaient et connaissent encore aujourd'hui une intense
activité pastorale. Pendant la saison d'estivage, les bergers fabriquaient le
fromage qui avait une bonne réputation. Il se vendait jusqu'à Lausanne. Chez
Teppel, place Saint-Laurent, le commerçant proposait, déjà en 1834, un fromage
de première qualité, à trois batz la livre. En 1892, l'Asile de Cery commandait 3482 kilos de fromage de cet
alpage à 1,14 F. le kilo. Un an plus tard, l'amodiateur Desponds de Cossonay recevait
le premier prix du concours des fromages d'alpage, le produit était l'œuvre du
maître fromager Louis Rochat de Mont-la-Ville.
Situation
géographique
Le sommet est
reconnu comme étant le plus élevé du Jura suisse ( l'ancien syndic montélais ne
se privait pas de le rappeler à ses invités).
En 1828, une mesure de sa hauteur en pieds de France est effectuée à
partir du bord du lac Léman (1150 pieds). Le résultat de 4030 pieds est proche
de l'altitude reconnue aujourd'hui, soit (4030 + 1150) x 0,3243, ce qui donne
environ 1680 mètres alors que la mesure officielle admise aujourd'hui est de 1679
mètres.
Les alpages du
Mont-Tendre comportent trois chalets, tous propriétés de Montricher, à savoir
le Pré Anselme (1290 m.), le Chalet Neuf (1511 m.) et le Mont-Tendre (1615 m. ). Ces trois alpages et leurs
chalets furent acquis par les Montélais en 1778. Le chalet de Yens et son
alpage, situés derrière la crête, ont été achetés récemment par le syndicat
exploitant ces domaines, en estivant plus de 200 têtes de jeune bétail bovin.
Drame au
Mont-Tendre
Août 1837, un
drame retient l'attention de toute la région. Le corps d'un jeune Anglais,
disparu depuis peu, est retrouvé dans une citerne près du chalet du Mont-
Tendre. Il s'agit d'Henri Herbert,
étudiant en médecine à Londres, venu dans la contrée avec deux autres jeunes
gens pour y faire un peu de botanique. Des habits et des pièces d'or (!)
étaient déposés dans le chalet inhabité à ce moment-là. Accident ou suicide, on
ne le sut pas et ce dramatique événement fut largement relaté et donna même
lieu à une parution 90 ans plus tard dans la Revue historique vaudoise (juin
1927). A la demande de la famille, deux stèles, aujourd'hui disparues, furent
érigées, l'une à l'angle du chalet et l'autre au cimetière du village de
Montricher.
Présence de l'armée
L'armée a depuis
longtemps parcouru et visé le Mont-Tendre, devenu une cible pour les
artilleurs. La première mention de sa présence date d'août 1853 quand des
soldats valaisans, en caserne à Bière, sont montés sur le sommet avec trois
mulets, (valaisans eux aussi!) et un obusier. Ils ont tiré dans différentes
directions. C'était probablement le début d'une longue série de tirs qui ont
visé la région pendant des décennies (les premières annonces de tirs dans les
journaux datent de 1919) jusqu'au début des années 2000 quand la plupart des
tirs s'effectuèrent à la caserne sur simulateur. Le DMF (Département militaire
fédéral) eut même l'intention d'acheter, à la fin de la deuxième guerre, une surface de terrains de 14 km2, autour du
sommet. En 1980, quand il projeta d'établir des places de tir pour obusiers
ceinturant le sommet (il était prévu six positions de tirs avec 108
plateformes), trois groupes d'opposition se formèrent: celui des Derbons pour
la Vallée, celui du Sapin à Siméon regroupant des gens autour de Gimel et celui
du Mollendruz avec siège à Mont-la-Ville. Les séances avec les autorités
acquises au projet furent très animées et l'armée abandonna finalement son
projet.
Flore et forêts
Souvent les
correspondants des journaux locaux et surtout ceux de la Feuille de la Vallée
(Samuel Aubert, 1871-1955, en fut un fidèle contributeur) évoquent la riche
flore du Mont-Tendre: gentiane des neiges, petite tâche blanche qui ne s'ouvre
qu'au soleil, primevères et soldanelles écloses en août au bord d'un névé,
grande anémone, à l'abri dans de petites combes ou même des rhododendrons. Le
directeur du Jardin alpin de Genève aurait repéré la présence du Daphné cnéorum
en 1900. Certaines de ces espèces ont disparu depuis bien longtemps. D'ailleurs
un article évoque les nombreux touristes de retour du sommet, prenant le train
à Bière ou Montricher (trop) chargés de fleurs cueillies à hauteur de la crête.
Goethe dont la présence à la Dent de Vaulion est relatée, aurait aussi
herborisé sur les flancs du Mont-Tendre!
Les flancs du
Mont-Tendre ont été déboisés à outrance, particulièrement pour les besoins des
charbonniers. Une interpellation, faite au Grand Conseil en mai 1874, s'en
inquiète et il faudra attendre les plans d'aménagement forestier (dès la fin du
19ème siècle) pour freiner l'exploitation et la limiter en fixant pour chaque
année une capacité de coupe à ne pas dépasser. Mais les habitudes avaient peine
à disparaître.
Lieu de rencontre,
de passage et but d'excursion
Le Mont-Tendre a
toujours été un but de rencontre et d'excursion. Nombreux sont ceux qui s'y
sont rendus pour une célébration comme ces ouvriers de la Vallée de Joux,
montés en juillet 1876 au sommet pour y allumer un feu en relation avec le Tir
fédéral qui se tenait à Lausanne cette année-là. Cette expérience fut
renouvelée cinq ans plus tard lorsque le Tir fédéral eut lieu à Fribourg, lieu
choisi pour fêter les 400 ans de l'entrée de ce canton dans la Confédération.
A l'occasion du
centenaire de l'indépendance vaudoise, le 20 janvier 1898, quatre jeunes gens
sont allés saluer la première heure de cette indépendance au sommet. Arrivés
peu avant minuit, ils plantent un drapeau vert et abattent d'un coup de feu un
petit ours en carton (symbole du méchant oppresseur bernois!). Notons la
formule du journaliste de l'époque: "Ainsi périt, il y a cent ans, la
puissance bernoise en pays de Vaud."
Il y eut aussi
la traditionnelle mi-été, évoquée déjà en 1924, célébrée par les paroisses du
Pied du Jura avec un rituel immuable: culte le matin avec bénédiction du
troupeau et des pâturages, visite aux armaillis, revue du bétail, jeux (lutte,
course au sac, jet de la pierre) et danse pour clore la journée mais les
paroissiens s'inquiètent que cette célébration ne devienne qu'une vulgaire
kermesse. A signaler qu'aujourd'hui la mi-été est encore fêtée au Pré Anselme
et qu'elle a perdu son côté religieux!
Les gens de la
Vallée prirent goût à gravir le Mont-Tendre en hiver. En mars 1866, trois
Combiers sont montés en raquettes en trois heures en passant par le chalet de
Yens où ils ont mesuré plus de deux mètres de neige. Ces excursions hivernales
furent de plus en plus fréquentes avec l'apparition des premiers skis appelés
patins norvégiens. Elles n'étaient pas sans risque, preuve en est l'aventure
survenue quand, en janvier 1910, un ingénieur agronome français, parti du Pont
avec deux amis, arriva au sommet en fin de journée. Comme les trois hommes
n'étaient pas de retour, on envoya des secours. Les trois hommes étaient
redescendus de l'autre côté (brouillard?) et avaient trouvé refuge à Mollens.
Le lendemain, ils furent reconduits à leur hôtel, au Pont, en char à pont!
En été 1879, un
gosse de trois ans et demi a fait la montée avec son père. C'était la première
fois qu'il portait des pantalons et dit-on, au retour, il n'était même pas
fatigué puisqu'il jouait et courait avec ses petits camarades du village.
"N'y-a-t'il pas là l'étoffe d'un futur président du CAS" (Club Alpin
Suisse), s'empresse d'écrire l'auteur de cette chronique. Le même gamin est
signalé quelques années plus tard pour avoir fait deux traversées du lac gelé
(Le Sentier Le Pont), soit près de 40 kilomètres, en 2 heures et demi un jour
de Noël, alors qu'il venait de recevoir ses patins l Le commentaire est ici
aussi dithyrambique: "La Suisse ne peut-elle pas dormir tranquille avec de
pareils défenseurs en perspective"? Le patriotisme était bien ancré !
Pendant la
première guerre mondiale (dès 1915), les Combiers prirent l'habitude de monter
au sommet à l'occasion du 1er août pour y allumer un grand feu. En 1918, ils auraient bravé l'interdiction de
toute manifestation introduite par les autorités pour juguler la progression de
l'épidémie d'alors, la grippe espagnole. Cette coutume combière est mentionnée
jusqu'en 1926. Un commentaire démontre la ferveur qui animait les participants:
"Là-haut, nous sentons bien plus fort le lien mystique qui attache tous les
patriotes à leur pays". L'abandon de cette tradition est dû probablement à
l'absence de bois à proximité.
Le Mont-Tendre
comme but d'excursion fut choisi à de nombreuses reprises par des associations
comme le CAS (Club Alpin Suisse) ou par des écoles, comme, en juin 1890,
l'Ecole industrielle de Lausanne dirigée par le professeur Roux originaire de
Mont-la-Ville. Arrivés à la gare de La Sarraz par le premier train, les 200
participants prirent la direction du village de leur directeur puis montèrent
en moins de deux heures au sommet avant de redescendre sur Le Pont. Les moins
aguerris se contentèrent de passer par Châtel. Une journée de marche bien
remplie! L'expérience fut d'ailleurs renouvelée à fin mars 1904.
Un groupe de
Morges, appelé les Jeunes Patriotes, actif dans le domaine culturel avait comme
sortie favorite, l'ascension du Mont-Tendre, avec un départ de Morges à 20 heures, tambour en tête, et arrivée au
sommet à l'aube, au lever du soleil. Cette tradition maintes fois répétée fut
abandonnée et quand, à l'occasion du 75ème anniversaire de la société (en
1968), on suggéra de la renouveler, ce fut un échec faute d'amateurs. Les temps
avaient changé !
Mais les
courageux ne se sont jamais lassé, preuve en est cet ancien agriculteur de
Vullierens, Emile Demont qui, à 93 ans, grimpa jusqu'au sommet à l'aide de ses
deux cannes.
Il y eut aussi
les premières automobiles à atteindre le sommet malgré un accès difficile. Le
premier conducteur mentionné fut le laitier d'Etoy , Louis Gervaix, au volant
de sa Talbot en 1925 puis, à fin juin de cette même année, un certain Robellaz
de Sainte-Croix , monté de Montricher au sommet en une demi-heure.
Un article évoque
le passage, l'une d'un aérostat, parti de Lyon en août 1891, contraint
d'atterrir derrière le sommet à cause du Joran. Les passagers furent recueillis
par des Combiers qui envoyèrent des pigeons voyageurs jusqu'à Lyon pour
annoncer leur atterrissage forcé; un autre article signale la présence d'un
planeur au-dessus du sommet en 1936 (peut-être une première!).
Manifestations
sportives
Avant la
première guerre mondiale, un concours de cross country fut organisé pour les
officiers de la caserne de Bière. Les 19 participants partirent sur leurs
montures de Bière à 4 heures du matin, passèrent par le sommet et redescendirent
par Montricher avant de rejoindre la caserne. Le premier arriva à 8 heures,
soit 40 kilomètres en 4 heures. Les chevaux n'étaient guère ménagés!
Et puis il y eut
aussi pendant plusieurs années des concours de ski avec départ du sommet (les
concurrents y montaient en peaux de phoque tôt matin) et arrivée à L'Orient ou
au Sentier. Le vainqueur de l'édition 1938 mit un peu plus de 15 minutes pour
rejoindre la Vallée, en 666 mètres de
dénivellation. Cette manifestation est signalée jusqu'en 1962.
Une baume
célèbre
Un endroit situé
derrière le sommet en dessus du chalet de Yens a fait couler beaucoup d'encre,
il s'agit de la baume du Mont-Tendre. La première mention date d'octobre 1866,
elle évoque la descente d'un spéléologue (on les appelait alors des alpinistes)
dans cet orifice vertical avec l'intention de rejoindre la Grotte aux Fées de
Vallorbe. Arrivé quelques dizaines de mètres plus bas sur un tas de cailloux et
d'ossements. il se fit remonter par ses deux compères. Une légende courait
comme quoi, lors d'une épidémie, on avait jeté 200 cadavres de bovins dans ce
puits. Auraient-ils été ensevelis sous les cailloux? N'empêche que cette
ouverture inquiète les autorités et les bergers. Un mur est érigé et, en 1909,
on tente même d'en dynamiter l'entrée pour un piètre résultat: des cailloux
épars alentour! En 1925, ceux de Yens utilisent les grands moyens: construction
d'une voûte sur l'entrée. Ils fêtent la fin des travaux par une verrée sur la
voûte (on écrit même qu'ils y dansèrent le picoulet!), mais deux jours plus
tard, le berger rapporte que la voûte s'est écroulée! Cinq municipaux disparus
d'un coup dans un trou du Jura, l'histoire aurait fait le tour du monde.
Projets
inaboutis
Le Mont-Tendre a
aussi suscité quelques projets dont celui d'un tunnel de 9 kilomètres reliant la Vallée au Pied du
Jura, estimé, en 1972 à 15 millions de francs minimum, projet souvent évoqué et
à ce jour loin d'être réalisé. Cette idée avait déjà été émise en 1936
lorsqu'un forage pétrolier avait été envisagé à la Vallée. Un pipeline sous le
Mont Tendre aurait permis de conduire le précieux liquide dans un tunnel
aménagé aussi pour une route ou (et) un chemin de fer.
Un autre projet
fou fut celui de construire une raffinerie près du sommet avec une cheminée de
200 mètres pour éviter les émanations toxiques dans la vallée du Rhône où
finalement elle fut installée en 1963.
Mais le projet
qui fut le plus élaboré fut celui d'un développement touristique avec
installation d'un télécabine depuis Montricher, de plusieurs téléskis et d'un
restaurant près du chalet d'alpage. Ce projet, accepté par les Montélais, se
heurta aux oppositions du service des forêts et surtout de l'armée qui, au
début des années 1960, considérait la région comme une zone indispensable à ses
exercices de tirs d'artillerie. Cette levée de boucliers fut l'occasion pour la
Ligue vaudoise de Protection de la Nature (devenue Pro Natura) d'obtenir, en
1969, la création d'une réserve naturelle
dans la région, englobant deux zones, celle des Rochettes sous le sommet et
celle de la Roche Perrause, à proximité du Chalet Neuf.
Le dernier
projet émanait aussi du Département militaire fédéral qui, désireux d'établir
une antenne dans un but classé secret défense, jeta son dévolu sur le Mont
Tendre. Outre l'antenne, des locaux techniques étaient prévus en souterrain.
Une large opposition politique et citoyenne différa le projet qui trouva un
autre site pour sa concrétisation, celui du Cunay. En juin 2010, 300 opposants
s'étaient donné rendez-vous au sommet et une pétition de plus de 5000
signatures avait été déposée.
Retour du
loup
Dernier sujet
redevenu d'actualité, celui du loup. Alors qu'il semblait avoir disparu de la
région au 19ème siècle, il est repéré à nouveau en 1894 dans la région. Des
battues sont organisées sans beaucoup de succès. Puis sa présence n'est plus
évoquée jusqu'en 2010 où des traces sont signalées entre le Marchairuz et le
Mont-Tendre. La saga du loup est à nouveau lancée!
Pour conclure
Les Combiers,
dans leur Feuille d'Avis de la Vallée sont ceux qui ont, le plus souvent, fait
l'éloge de ce sommet mythique. Ils évoquent "le plus beau panorama de
Suisse romande" et quand les élèves de leur collège reçevaient un prix de
bonne fréquentation, le cadeau remis était un panorama du Mont-Tendre.
Lavallée,
correspondant de ce journal, faisait même dialoguer "le Risoux bien habillé et un
Mont-Tendre tout nu, mais plus près du ciel" .
Un bel hommage!
Bernard Perrin
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